Décize et remonte, mais dans le sens de l’histoire

Bernard Clavel (cf. Chronique VANF 30.12.2023) aurait écrit quatre-vingt livres. C’est quasiment impossible à parcourir pour ce qu’il me reste à vivre. Mais, un vieux rat de bibliothèques ne va pas renoncer pour autant. Aussi, quand j’ai fait un détour à cette vente privée (que j’allais snober parce que sono trop forte d’une musique que je n’aime pas), je n’eus aucune hésitation à acheter «Le seigneur des fleuves» qui manquait encore à ma collection. 

Un roman-documentaire sur l’éternelle querelle des «anciens» et des «modernes». La batellerie et son attelage de chevaux sur le chemin de halage contre les «bateaux à feu» qui tracent au milieu du Rhône. La rigue de bois contre la coque en acier. Le cheval qui mange du foin contre la machine qu’on alimente en charbon et eau chaude. Après deux cents pages de pétition de foi en faveur de la tradition, la morale du sens de l’histoire est sauve quand le livre se conclut par la noyade du patron de rigue attaché à un mode de vie hérité de dix générations et le naufrage définitif de ses belles barques de bois. Sept bateaux, trente-six chevaux, vingt-trois hommes. 

L’auteur situe son intrigue à l’époque de l’étiage de septembre-octobre 1840 qu’allaient suivre les formidables crues sur le Rhône, qui n’épargnèrent ni mariniers ni terriens. «(Les bateliers) n’avaient pas appris l’histoire de leur fleuve dans les livres. Mais, ils disaient avec fierté que son nom venait de très loin dans le temps, d’un mot de la vieille langue celtique, rhôdan, qui voulait dire tourner vite, et avec force. Quand son eau rare courait sur un haut-fond de gravier, c’était une maigre. Lorsqu’elle se calmait sur les bords et permettait aux bateaux de se tenir tranquilles, c’était une mouille. Les bras morts étaient des lônes, et c’est entre eux et le gros du fleuve que poussaient les vorgines et les brotteaux». 

Un roman-plaidoyer d’un certain art de vivre-ensemble. «Quand les mariniers ne travaillent plus, tout le petit peuple de portefaix, de débardeurs, de peseurs, de comptables et de commissionnaires qui vit sur les ports se trouve sans ouvrage. Depuis que la vapeur tirait des voitures sur un chemin de fer et poussait sur l’eau des bateaux de métal, c’était le temps du fer. Ceux des forges et des ateliers, ceux des hauts fourneaux aussi. Depuis plus de vingt ans, on s’était mis à lancer en travers des fleuves et des rivières, des ponts de fil de fer suspendus à des piles de pierre. Ces ponts qui n’obstruaient pas le fleuve étaient moins dangereux pour la navigation que ceux de pierre dont l’arche marinière était souvent insuffisante, mais ils privaient de leur gagne-pain de nombreux passeurs de bac. Les riverains aussi souffraient de cette apparition des grands bateaux. Peu à peu, les petits ports mouraient. Les auberges d’eau, les hostelleries, qui avaient si longtemps vécu de l’argent que leur faisaient gagner les mariniers et leurs passagers, fermaient leurs portes». 

Pourtant plongé dans ce 19ème siècle, je n’en lis pas moins un énième message invitant à se mettre à l’IA à moins de se condamner à devenir un analphabète de 2030. Il y a encore 124 ans, la «modernité» était celle d’un général Gallieni s’engageant dans les Pangalanes sur une chaloupe à vapeur. De Ivondro à Andavakinimenaràna, à bord de «l’Andevoranto». C’était le 20 août 1900. Un mois plus tard, une Panhard-Levassor de 6 CV lui permit de parcourir en 18 heures, par trois demi-journées, les 350 kilomètres Tananarive-Ankazobe-Mahatsinjo-Maevatanana.Le 14 octobre 1902, Gallieni inaugurait les 30 premiers kilomètres de chemin de fer, établi à partir de Brickaville, station d’origine. 

Cette modernité avait constitué une véritable révolution sur les «filanjana», seul moyen de transport, en septembre 1896, qui avait permis au futur Gouverneur Général de cheminer depuis Toamasina jusqu’à Antananarivo, en passant par les étapes obligatoires d’Ivondro, de Vavony, d’Andavakinimenarana, de Beforona, de Moramanga, de Manjakandriana et Ambohimalaza. Cent trente ans plus tard, cette modernité-là demeure étrangement actuelle : le «TCE» (Tananarive-Côte Est) existe toujours sur le papier et sert au moins à acheminer du fret ; les routiers arrivent plus vite même si l’état épouvantable de la RN2 double ou triple la durée du trajet ; quant à la navigation sur les Pangalanes, elle hésite entre batelage de proximité et tourisme qui prend son temps. 

Très loin des Pangalanes, sur le Rhône, «le premier (vapeur) qu’on avait vu remonter, en juillet 1829, s’appelait le Pionnier. Il avait encore sa coque en bois. Du bois avec des sculptures et mis en forme comme un bateau de mer. Et puis, deux ans plus tard, on avait vu arriver sur le fleuve les premiers vaisseaux à coque de métal. Peu à peu, ces monstres s’étaient mis à remplacer les belles rigues tirées par des chevaux. Plus de trente jours pour remonter deux cent soixante-dix kilomètres de fleuve alors qu’il n’en fallait que deux ou trois pour le même trajet à la décize. À la remonte, mariniers de terre et charretiers devaient agir aussi vite que le faisaient à la décize prouviers et hommes de barre».

Ce que l’on reprochait alors aux «bateaux à feu», c’était «rien qui fît vraiment penser à la vie». Ils tiraient leur force d’un vulgaire «chaudron qui ronflait comme le mistral sous un porche. Cette force était libérée par une manette grosse comme le manche d’une truelle : C’était vraiment trop de mystère. Il n’y avait rien là-dedans que l’on pût regarder avec plaisir, évaluer, jauger, caresser des yeux».

Combien des «modernes» des années 2020 ne me considèrent-ils pas englué dans ce passé-là, à m’obstiner à rouler en «ancienne», avoir le sourire à écouter le moteur d’une «ancêtre» tourner rond avant le prochain hoquet du carburateur. Mais, au moins, une avarie concrète, physique, pas de cette électronique virtuelle avec ses puces susceptibles, récalcitrantes à se faire soigner sur le bas-côté au milieu de nulle part. En vintage, on «caresse des yeux», et on flatte de la main, la belle ouvrage des artisans d’avant. Il n’est pas certain que les «modernes» atteignent jamais la moitié de l’âge des «seventies-eighties». 

Pareil pour les «Trano Gasy» : c’est tellement plus «rentable» d’ériger une tour de béton, d’acier et de verre, sur 150 mètres carrés, plutôt que de laisser occuper le même terrain par la «Trano Gasy» ancestrale que l’indivision condamne à mort par jalousie entre cousins. Ça ne se mange pas, une inscription sur la liste des monuments historiques. 

Quand les rigues mettaient trois ou quatre journées pour la décize, mais de trente à quarante pour la remonte, la concurrence devenait par trop inégale avec un vapeur. Toute la vallée l’avait compris «depuis ce jour de 1829 où le Pionnier avait monté d’Arles jusqu’à Lyon, en moins de quarante-huit heures, 1150 quintaux de marchandises». Que «le Sirius, paquebot élégamment et commodément aménagé, se rende à Avignon depuis Beaucaire en 10 heures et remonte de Beaucaire à Lyon en 2 jours» reléguait au Moyen-âge dix générations de traînards. Si, en bonus, les voyageurs trouvent «propreté, égards et soins attentifs aussi bien qu’une bonne table d’hôte», ce devait vraiment être la fin d’un monde de virilité taiseuse et de frugalité roborative. En 2024, nous n’agissons pas autrement en préférant les Grand Starex Premium/VIP aux taxi-brousses des influenceurs pourtant accourus du Brésil. 

Nasolo-Valiavo Andriamihaja

1 Commentaires

  1. Vivant sur une île de la vallée du Rhône je suis touché de voir son passé évoqué par Vanf... La poésie des rivières de Madagascar et leur rôle de lien entre des villages isolés reste a célébrer !

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