Marc Abensour, ambassadeur de France pour l’Indopacifique. |
Marc Abensour, ambassadeur de France pour l’Indopacifique, était en visite à Madagascar au début du mois de juillet. Entre deux rendez-vous, il a accordé une interview dans laquelle il explique le rôle de son ambassade, ainsi que les objectifs de la politique française pour l’Indopacifique.
Pour commencer, Monsieur l’ambassadeur, pourriez-vous nous expliquer quelle est la mission de l’ambassade pour l’Indopacifique ?
Je vais peut-être commencer par revenir sur le terme même de l’Indopacifique. C’est un concept géopolitique qui comprend deux dimensions. Une première dimension est qu’à travers cette notion d’Indopacifique, on va mettre l’accent sur la notion de flux. Ça peut être les flux maritimes, ça peut être le cyber avec les câbles sous-marins. Ça peut être également les flux énergétiques, le commerce, évidemment.
Et c’est à ce titre-là que, par exemple, Madagascar, qui occupe une position stratégique dans l’océan Indien, est aujourd’hui un acteur de plus en plus important parce qu’il est à l’interface du Moyen-Orient, de l’Afrique, de l’Asie. Donc c’est un changement de perspective ; au lieu de porter d’abord attention au territoire, on raisonne en termes de connectivité et de flux qui sont au cœur du processus de mondialisation.
La deuxième dimension est de définir un espace qui, pour la France et également pour l’Union européenne (UE), va de la côte orientale de l’Afrique, et je crois que ça fait une dizaine de pays, qui inclut également certains pays du Golfe et de la péninsule arabique, et jusqu’au Pacifique Sud. Dans ce cadre-là, c’est également un espace qui nous permet de répondre aux défis liés à l’assertivité accrue de la Chine. Aujourd’hui, il y a environ une douzaine de pays et d’organisations multilatérales qui ont adopté des stratégies, des visions, des lignes directrices sur l’Indopacifique.
La troisième caractéristique est notre attachement au multilatéralisme régional, et le fait que nous souhaitons jouer un rôle de plus en plus actif au sein ou en direction des organisations multilatérales au niveau régional. Donc, pour nous, c’est très important d’œuvrer également, dans ce cadre multilatéral, à consolider ensemble cet ordre international fondé sur la règle de droit. C’est en cohérence avec cette idée de ne pas raisonner en termes de sphère d’influence, mais au contraire à travers tout ce qui peut permettre de consolider les initiatives multilatérales.
Donc c’est pour répondre à la concurrence chinoise que votre ambassade a été mise en place ?
Non, ce n’est pas juste cela. Je vais peut-être revenir sur ce qui caractérise l’approche française et européenne. Puisque c’est également une stratégie de l’UE dans la coopération pour l’Indopacifique, et les deux sont très cohérentes. Je vais mettre en avant trois éléments qui vont répondre à la question que vous venez de soulever. La première chose est, en effet, dans cette compétition stratégique entre les grands acteurs comme la Chine et les États-Unis. La France et les Européens font valoir une approche qui se veut inclusive et qui refuse ce qu’on appelle les logiques de bloc, ou cette idée qu’on contribuerait à la construction de sphères d’influence.
Encore une fois, notre approche n’est pas en termes d’alignement stratégique. La boussole, c’est un ordre international fondé sur la règle de droit, et dans ce cadre-là, il est pour nous important d’avoir un dialogue avec la Chine pour traiter des enjeux globaux, pour traiter des questions liées aux crises internationales. La Chine est un membre permanent du Conseil de sécurité.
Puis, sur les questions économiques, il s’agit de mettre en place des mesures qui permettent d’assurer une concurrence équitable et aussi de ne pas être dans une relation de dépendance économique et donc de recouvrer une autonomie sur certains domaines d’activités économiques qui sont importants pour sauvegarder ce qu’on appelle l’autonomie stratégique des Européens.
Néanmoins, la concurrence avec la Chine semble avoir une grande influence dans cette stratégie Indopacifique…
La stratégie Indopacifique, ce n’est pas un agenda limité à la Chine. C’est un agenda que j’appelle positif, qui est surtout d’engager tous nos partenaires dans l’Indopacifique et qui se traduit par ce qu’on appelle la mise en place de partenariats de souveraineté. C’est-à-dire comment, ensemble, on peut travailler pour avoir cette diversification des partenariats et qui vont nous rendre plus autonomes, plus résilients et donc plus souverains.
Et ça, c’est dans beaucoup de domaines. Ça peut être évidemment dans les domaines liés à la sécurité, mais également dans les domaines liés au climat, à la biodiversité, à la gestion durable des océans, et à la santé. Des domaines où il y a un intérêt partagé à avoir une diversification des partenaires et qui vont permettre aussi de réduire les dépendances.
"Ce que veut dire le terme de partenariat de souveraineté, c’est que ça sert les intérêts de l’ensemble des partenaires."
Pour les pays partenaires comme Madagascar, qu’est-ce que nous y gagnons ?
Je tenais à venir à Madagascar pour exprimer le souhait de renforcer nos échanges et nos coopérations dans le cadre de la stratégie Indopacifique avec les pays du sud-ouest de l’océan Indien. Comme je l’indiquais, Madagascar a aussi une position tout à fait stratégique, donc à l’interface de ces régions, Moyen-Orient, Afrique, Asie. Qui est encore renforcée aujourd’hui, comme vous le savez, avec la situation en mer Rouge, qui fait qu’il y a aujourd’hui un détournement du trafic maritime.
Il y a environ 60 % du commerce maritime qui transitent par le canal de Suez et qui maintenant double le Cap de Bonne-Espérance, avec un trafic qui se densifie dans le sud-ouest de l’océan Indien et qui emprunte pour une partie le Canal du Mozambique, renforçant encore le rôle de Madagascar dans cet espace. Vous voyez exactement l’illustration de ce que j’indiquais sur la notion de connectivité. Nous souhaitons travailler avec Madagascar dans tous les domaines y afférents. Par exemple, la définition et la construction d’une architecture régionale de sécurité maritime. Il y a différents programmes mis en œuvre à cet effet.
Ces outils, ces programmes permettent à un pays comme Madagascar, qui a plus de 5 000 kilomètres de côte aussi, d’assurer une surveillance maritime de ses eaux territoriales, de contrôler sa zone économique exclusive. Ce qui est au préalable à toutes les initiatives développées dans le domaine de l’économie bleue. Et je sais que c’est une priorité des autorités malgaches.
Pour que les différents programmes de coopération soient efficaces, il faut qu’ils répondent à un intérêt partagé. J’ai parlé de partenariat de souveraineté. Ce que veut dire le terme de partenariat de souveraineté, c’est que ça sert les intérêts de l’ensemble des partenaires. Par définition, tous les partenariats que nous mettons en place sont le résultat d’échanges, de dialogues, et de la prise en compte des attentes de tous les partenaires.
Même sur ces partenariats, il y a de la concurrence et parfois des intérêts divergents. Vous parliez de la sécurité maritime, par exemple, d’autres pays veulent aussi coopérer avec Madagascar dans ce domaine…
Oui, là, vous touchez à un point qui est important. Celui de s’assurer de la bonne coordination de l’ensemble des acteurs. Je vous ai dit qu’il y a beaucoup d’acteurs, il y a beaucoup de centres, de programmes, de systèmes d’échange d’informations. Et en effet, dans le cadre de la stratégie de l’Indopacifique, il est important pour nous de s’assurer d’une bonne coordination, d’une bonne mise en synergie.
Alors, c’est à ce titre-là que nous avons des échanges réguliers avec plusieurs partenaires. Après, les besoins sont très importants. On ne pense pas qu’il y ait un véritable souci de mise en concurrence. Je pense que, de part et d’autre, et compte tenu de l’ampleur des besoins, on est plutôt sur une logique de complémentarité. C’est l’occasion aussi de travailler ensemble sur ces enjeux de sécurité maritime.
Si vous me permettez, il y a un autre sujet qui est important pour nous, et qui explique aussi la raison de ma venue à Madagascar, ce sont les organisations multilatérales. Il y a la Commission de l’océan Indien (COI), mais également l’IORA ou l’Organisation des pays riverains de l’océan Indien, qui regroupe vingt-trois pays. La France a décidé de multiplier par trois sa contribution financière dans cette organisation.
On a un expert qui est auprès du secrétaire général de l’IORA, justement pour traiter des questions d’économie bleue. Et également de ce qu’on appelle la réponse aux catastrophes naturelles. C’est un sujet sur lequel, à la fois Madagascar et la France, avons la présidence d’un groupe de travail de l’IORA sur justement les catastrophes naturelles et comment assurer des dispositifs pour répondre de façon efficace à ces enjeux-là qui sont liés aussi aux changements climatiques. C’est donc un sujet sur lequel la France et Madagascar vont continuer à travailler de plus en plus ensemble.
Et nous pensons que c’est important également de s’appuyer sur ce qui a été développé dans le cadre de la COI pour les promouvoir dans un cadre plus large, qui est le cadre de l’IORA. Parce que, comme je l’indiquais, pour la sécurité maritime, il faut avoir la capacité, en effet, à raisonner à l’échelle de l’ensemble de l’océan Indien.
Cette politique Indopacifique serait-elle une manière, pour la France, de se positionner comme un partenaire majeur des pays de l’océan Indien? Comme une alternative aux États-Unis et à la Chine ?
Je crois que le plus important, c’est ce que je viens de dire dès le départ. C’est d’avoir cette diversification des partenariats pour réduire notre potentielle dépendance, et parfois, ce sont des dépendances économiques qui peuvent induire des effets au niveau stratégique. Et ça, nous le mesurons. Donc notre approche, qui, encore une fois, est partagée par les États membres de l’Union européenne, est véritablement, à travers la diversification de ces partenariats, de permettre à nos partenaires de l’Indopacifique d’accroître leur autonomie, d’accroître leur résilience, et donc aussi de réduire parfois des dépendances.
Quand vous parlez de dépendance, ça prévaut aussi pour vous ?
Je vous ai dit tout à l’heure que pour l’Union européenne, il y a en effet des domaines sur lesquels on peut constater des situations de dépendance sur certaines technologies, certains matériaux critiques. Donc c’est pour ça que, quand je dis qu’il y a des partenariats de souveraineté, c’est parce que c’est bénéfique pour les partenaires de part et d’autre. On a un dialogue, notamment avec certains pays de l’Indopacifique, par exemple, sur les matières premières critiques.
Dans cette approche de partenariat de souveraineté, il y a le volet politique. Sur ce point, entre Madagascar et la France, il y a la question des îles éparses qu’il faut solutionner. Qu’en est-il de ce dossier dans cette approche Indopacifique ?
Alors, moi, en tant qu’ambassadeur pour l’Indopacifique, je ne traite pas spécifiquement du bilatéral. Donc ça, c’est vraiment la prédominance de l’ambassadeur de France à Madagascar. Après, sur les îles éparses, je sais qu’il y a, en effet, un différend entre la France et Madagascar, qui fait l’objet d’un dialogue, d’une discussion au sein d’une commission mise en place.
De part et d’autre, et au plus haut niveau, il a été dit très clairement qu’il fallait trouver une solution à travers des discussions. Et qu’il était également clair, de part et d’autre, que ça ne devait pas devenir un facteur de blocage sur tous les différents volets de coopération, y compris au niveau régional.
Garry Fabrice Ranaivoson