Esprit vagabond

Pourquoi j’épluche ce manioc. Question d’ailleurs subsidiaire puisque mon esprit vagabondait plus lointainement que cette vulgaire considération gastronomique.

Le manioc est originaire du monde andin, actuellement Amérique du Sud. Cette partie du monde n’entra dans le réseau mondial des «grandes découvertes» qu’après les voyages de Christophe Colomb et les autres navigateurs européens au 16ème siècle. Le manioc ne pouvait donc être parvenu à Madagascar avant cette date. À moins d’une confirmation de contacts supposés entre les côtes chiliennes et l’île de Pâques, aire de diffusion maximale d’une langue austronésienne vers l’Est (Madagascar constituant l’extrême-Occident de ladite aire de diffusion linguistique). 

Pourquoi ce nom de «manga-hazo» ? Connu sous les vocables «kazaha», «mahogo», «balahazo», ailleurs qu’en Imerina. Sinon, dans d’autres régions du monde, on lui applique également les appellations de «yuca», «cassava». 

J’aime à rechercher le même processus intellectuel ou culturel de formation des mots dans les langues apparentées. En indonésien, ils disent «ubi-kayu», «tubercule-arbre», «arbre-racine». Plusieurs fois, sans que je sois totalement convaincu, des études ont essayé d’affirmer que «manga» fait référence à un apport arabe. Mais, au 16ème siècle, les Européens fréquentaient déjà davantage Madagascar. Et le cheminement Amérique du Sud vers Madagascar, par le canal «arabe» (côtes swahilies ou archipel malais islamisé?), ne coule pas de source. 

Le cocotier (voanio), le safran (tamotamo), la grande igname (ovibe) et le taro (saonjo) sont connus comme d’origine sud-est asiatique, donc apportés par les ancêtres austronésiens. Après le 16ème siècle, des aliments originaires de l’actuelle Amérique latine allaient supplanter les plantes comestibles plus anciennes : le maïs a pris la place du sorgho (sorghum bicolor, d’origine africaine), la patate douce (vo-a-manga) remplaça le taro, tandis que la grande igname fit place au manioc. 

Au 17ème siècle, Flacourt rapporte que, chez les Zafiraminia du pays Antanosy, le roi Andriatserogna lui envoya une grande igname, tellement énorme, qu’il avait fallu l’acheminer par un filanjana à deux porteurs. À la fin du 18ème siècle, en Imerina, le Tantara Ny Andriana rapporte une histoire similaire : Hagamainty offrit à Andrianampoinimerina une racine de manioc tellement extraordinaire que sa livraison mobilisa huit personnes. 

Notons que les deux plantes «nouvelles», manioc et patate douce, portent l’épithète «manga». Le «Rakibolana malagasy» de Régis Rajemisa-Raolison signale «vomangahazo» abrégé en «mangahazo», mais également «voangahazo». Le «vomangahazo», manihot esculenta, dont les feuilles sont portées par un arbuste pouvant atteindre cinq mètres de haut, aurait pu être nommé par rapport au «vomanga», plante herbacée, quoique aux feuilles également comestibles, sans être toutefois devenues l’autre «ravin-toto», feuilles pillées.

J’allais simplement mettre sur le feu un banal «haninkotrana», mais une distraction intellectuelle inattendue surprit mon esprit déjà vagabond. Je ne pense pas avoir perdu au change, étant adepte de manger pour vivre, plutôt que vivre pour manger. 

Nasolo-Valiavo Andriamihaja

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