Le 7 novembre 2024, le Bundestag adoptait une résolution visant à «protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne». Et depuis juin 2024, la question de l’antisémitisme constitue un motif de rejet d’une demande de la citoyenneté allemande. La dimension juive imprègne le regard que l’Allemagne souhaite donner d’elle-même. Une expiation du crime monstrueux commis par le régime nazi (1933-1945). Pas moins de 6 millions de Juifs pourchassés en Allemagne même et dans tous les pays d’occupation, déportés en camps de concentration et méthodiquement mis à mort.
À Berlin, capitale de l’Allemagne réunifiée, de nombreux musées et plusieurs lieux de mémoire se chargent de rappeler, parfois au simple passant, cette douloureuse et honteuse histoire.
Le «Mémorial aux juifs assassinés d’Europe», s’étend sur 19.000 m2, au coeur de Berlin, mètres carrés précieux sur lesquels sans doute lorgnaient les spéculateurs fonciers. Ce projet fut porté par la journaliste de télévision Lea Rosh sur la suggestion de son ami historien Eberhard Jäckel, après une visite de ce dernier au mémorial de Yad Vashem, ouvert depuis 1957, à Jérusalem, en Israël.
«Ich will ihnen in meinem Hause und in meinen Mauern einen Ort und einen Namen geben ; Einen ewigen Namen will ich ihnen geben, der nicht vergehen soll». C’est dans Ésaïe (56,5) : Je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place et un nom ; Je leur donnerai un nom éternel qui ne périra pas». Sur ce verset fut extrapolé le nom Yad Vashem : Ort (=Yad) und (=V) Namen (=Shem) et bâti un credo : «Jeder Ermordete hatte einen Namen», Chaque victime avait un nom.
À partir de 1988, Lea Rosh consacrera dix-sept ans à se faire l’avocate de ce projet de mémorial aux juifs de 17 pays d’Europe. Le Bundestag approuva le projet le 25 juin 1999, mais les travaux ne débuteront que le 1er avril 2003. Nombre de ses opposants avaient certainement souhaité y voir le présage d’un poisson d’avril, mais le «Denkmal für die Ermordeten Juden Europas» sera bel et bien inauguré le 10 mai 2005 avant son ouverture au public deux jours plus tard.
Une forêt de béton, fruit de l’imagination de l’architecte Peter Eisenman. 2711 blocs, les uns allongés tels des tombeaux, les autres debout en stèle et formant un labyrinthe dans lequel les visiteurs sont invités à s’imprégner de l’atmosphère tandis que les Berlinoins ont pris l’habitude de s’y perdre et que les enfants y courent quand ils n’y jouent pas à cache-cache. Légèreté imprévue malgré les interdits solennels : «ne pas escalader les stèles, ne pas faire du bruit, ne pas fumer, ne pas consommer d’alcool».
Sous le champ de stèles, une exposition permanente agencée par Dagmar von Wilcken. En prélude, des images devenues classiques d’une réalité abondamment documentée depuis le procès d’Adolf Eichmann en 1961. La deuxième étape dans la «salle des dimensions» affiche au sol les ultimes confessions ou les extraits de journaux. L’émotion jaillit de cette terre où les victimes sont enfouies et vous saute littéralement à la gorge, établissant une connexion lacrymale, brutale, animale. Comme cette lettre d’une fille à son père : «Papa, je vais bientôt mourir. On a enlevé sa jeunesse à la petite fille. On a tué le rire chez mon peuple». Dans une autre salle, les histoires de quinze familles juives, d’un peu partout en Europe, se terminent presque toutes par un avis de décès collectif. Ailleurs encore, la carte de 220 sites, en Europe centrale et de l’est, montre illustre toute la méticulosité démente à organiser ce qui dépasse l’entendement humain.
La pénombre, savamment distillée, en serait presque oppressante et les visiteurs ne se déplacent plus qu’en silence ou en chuchotant. Comme dans la maison d’un mort. J’avais déjà lu sur Treblinka, Buchenwald ou Mathausen mais la mise en scène des différentes salles de ce Mémorial impose la terrible réalité de ce que des hommes sont capables d’infliger à d’autres humains.
«Wir waren Nachbarn», Nous étions des voisins, titre une exposition à la Mairie de Schöneberg. Juifs vivant auprès d’Allemands, anciens de Tempelhof ou de Schöneberg. Ils furent déportés par les Nazis sous les yeux de leurs voisins. Dont certains participèrent à la curée.
Avec tous ces déportés, tous ces morts, ceux qui sont partis pour Israël, reste-t-il quelque chose de l’ancienne présence juive en Allemagne, pourrait-on se demander. Une communauté réduite à peupler les musées ?
Coutumes et pratiques religieuses juives continuent de vivre, comme à la «nouvelle Synagogue», sur Oranienburgerstrasse. Originellement inaugurée le 5 septembre 1866, sa salle de prières pouvait accueillir 3000 personnes et était alors, avant «La Nuit de Cristal» du 9 novembre 1938, la plus grande de Berlin et de toute l’Allemagne. Comme Klaus von Stauffenberg, un autre «bon Allemand», Wilhelm Krützfeld, à la tête du commissariat du quartier, permit aux pompiers d’éteindre l’incendie provoqué par les SA. Endommagé lors d’un bombardement britannique en 1943, rasé par la RDA en 1958, l’édifice sera reconstruit (en partie à l’identique) et la «nouvelle Synagogue» inaugurée le 7 mai 1995, devenant le siège du Centrum Judaicum.
«Ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies : les nôtres aussi». Ces mots de Primo Levi (1919-1987), juif italien déporté à Auschwitz de février 1944 jusqu’à la libération du camp par les Soviétiques en janvier 1945, sont mis en exergue au Mémorial de l’Holocauste, et même édités en version photo. Empruntons-lui d’autres extraits en guise de conclusion. «C’est cela l’enfer, une grande salle vide et nous qui n’en pouvons plus d’être debout». «Ce qui a eu lieu est une abomination qu’aucune prière, aucun pardon, aucune expiation, rien de ce que l’homme a le pouvoir de faire, ne pourra jamais réparer».
Nasolo-Valiavo Andriamihaja