Mon père m’avait entretenu de ses visites à Ambanidia, au domicile de DamaNtsoha. Tiraillé entre le temple FLM Ambatovinaky et l’autre temple, mais FJKM, de Tranovato-Faravohitra, trouva-t-il chez ce jésuite défroqué les éléments d’une indépendance non-pratiquante? Choix proprement hérétique, pour l’époque, il s’en alla épouser une femme de l’EKAR Faravohitra, les deux se mettant d’accord sur au moins un point : ne pas imposer l’une ou l’autre obédience à nous autres leurs enfants. De fait, je me souviens d’arrivées tardives et plutôt spectaculaires à Ambatovinaky, quand notre délégation traversait le temple, dans toute sa longueur, et par l’allée centrale, pour rejoindre les deux rangées de gauche apparemment «réservées». Je ne me rappelle pas, par contre, si le culte était interrompu pendant cette «installation». À part cette démarche proprement «initiatique», en ce sens que le paternel désirait sans doute juste nous instruire de certaines réalités sociales, nous ne fîmes plus du tout acte d’assiduité en ces lieux. Pas plus d’ailleurs qu’à l’église des Jésuites, à Faravohitra, où j’assistais à des messes très matinales, en latin, uniquement pour tenir compagnie à ma grand-mère en grande mantille.
Cette parenthèse, et digression, peut aider à situer le contexte préalable à une appétence pour les religions orientales. Mon tout premier voyage hors de Madagascar, en cet «Andafin’ny riaka», outre-mer, fascinant pour l’insulaire dans l’âme, ne fut ni pour l’Europe ni pour l’Amérique. Le gouvernement taïwanais, qui m’avait invité, accéda volontiers à mon désir de me recueillir dans un temple de Confucius.
J’allais retrouver cette atmosphère de solennité diffuse, mais sans doute est-ce déjà de la sérénité, à simplement parcourir les dédales et monter les marches successives des bâtiments du sanctuaire bouddhiste, le temple de Xizu, au lieu-baptisé Tendrombohitrafaly, entre Mahitsy et Andranovelona sur la RN4, dédié à la diffusion du zen, la culture orientale de la paix.
Et d’abord une paix qui s’impose devant la majesté de l’ensemble, en une future île dégagée au milieu de douves vertigineuses. Le pont d’accès, qui n’est pas levis, enjambe avec grâce un précipice artificiel, rappelant qu’en matière de BTP, les Chinois ont désormais une maîtrise que documentent les nombreuses histoires de gratte-ciels édifiés en quelques heures, de ponts sur la mer, de barrages pharaoniques.
La splendeur des lieux est un manifeste en soi. Ici, sans doute plus que nulle part ailleurs, les mots «ordre et beauté, luxe, calme et volupté» semblent parfaitement se conjuguer pour une «invitation au voyage».
Ce monastère, qui se veut un «centre de méditation de classe mondiale», est proprement sorti de terre en 2021, sous l’impulsion de Maître Shi Wule qu’ont suivi à Madagascar une centaine de jeunes moines. Dont certains parlent déjà malgache.
Arrivé en ces lieux, où j’avais entraîné mon fils, j’eus immédiatement une pensée pour DamaNtsoha, le premier à avoir parlé d’un «bouddhisme malgache», dès 1938. Il eût sans doute aimé voir se réaliser en cette terre malgache, et avec quelle magnificence, la thèse qui occupa le dernier tiers de sa vie. Thèse d’un bouddhisme primordial qu’en 1946, le Firaketana contesta dans un long article de onze pages, lui préférant un fond judaïque.
Dans son livre «Histoire politique et religieuse des Malgaches», DamaNtsoha écrit que «le temps historique de l’évolution malgache, celle des Mherina surtout, ne pourrait se comprendre sans les faits antérieurs religieux et sociaux, qui aboutirent à la séparation et à la dispersion des diverses tribus prémalgaches, dès l’arrivée même à Madagascar (...) Toutes les preuves de leur bouddhisme ancestral ne sont pas encore exposées ex professo. Il suffit cependant qu’ils daignent, à la lumière de l’enseignement bouddhique, rentrer en eux-mêmes, en une analyse introspective, pour aussitôt se convaincre de ceci que, ce qu’ils ont de mieux en eux, ils le tiennent du bouddhisme entendu au sens large et historique, selon toute son extension, et que leur âme est pétrie du suc de la doctrine orientale de «l’évasion» hors de cette vie, prônant très haut que le dedans vaut infiniment plus que le dehors».
«Ce tréfonds de l’âme malgache, continue DamaNtsoha, pouvait s’accommoder de toutes les apparences extérieures, mais qui n’étaient que des apparences». On peut entendre là, un écho précurseur aux études d’un autre prêtre jésuite, Rahajarizafy Antoine de Padoue, dont le livre «Hanitra nentin-drazana», achevé en 1939, fut retenu par la censure de ses supérieurs jésuites jusqu’en 1950, annonciateur d’un concept aujourd’hui grand public : encenser les valeurs ancestrales.
En janvier 1937, le pasteur Ravelojaona (1879-1956) et Rajonah Gabriel (1895-1972) lançaient l’encyclopédie «Firaketana»; le suicide de Jean-Joseph Rabearivelo (né en 1901), à l’avant-garde du mouvement «Mitady ny very», survint en juin de la même année; le «Bouddhisme malgache» de DamaNtsoha parut en 1938; en 1939, le «Hanitra nentin-drazana» de Rahajarizafy (1911-1974) fut mis sous embargo tandis que Rakotonirainy Josefa (1896-1991) publiait son «Bhagavadgita na Ny Hiran’ny Sambatra» : fin féconde d’une décennie qui avait onze ans, ayant débuté avec la manifestation nationaliste du 19 mai 1929.
Le prêtre Razafintsalama Jean-Baptiste allait quitter l’ordre des Jésuites et se choisir le nom de DamaNtsoha (1885-1963). Ayant atteint un «degré de soi-conscience» qui lui valut de réussir un retour sur le passé et sur lui-même, il allait à son tour inviter à remonter aux vraies sources, «le début oublié», qu’il situe dans une île, aujourd’hui submergée, située au Nord-Est de Madagascar : «ilot terminal d’une chaîne de petites îles qui avait relié la Grande Ile à l’archipel océanien». L’action des missionnaires bouddhistes s’y serait déployée, en une «détermination inébranlable de pratiquer le principe absolu du don de soi par la charité universelle».
Dans la théorie de DamaNtsoha, c’est également sur cette île pré-malgache que s’est forgée cette langue unique commune à toutes les tribus actuellement «Gasy». Rappelons que l’invention et l’usage de ce mot «malgache», en ses multiples variantes, même et y comprises, sinon surtout celle qui se veut nationale-patriotique sous la forme «malagasy», ne fut pas de notre fait autochtone et que son usage administratif ne remonte qu’aux édits de la reine Ranavalona 1ère, en 1828.
Cette «possibilité d’une île» chez DamaNtsoha paraît bien audacieuse sur la seule foi de la bathymétrie : des terres immergées à deux cents mètres de profondeur, l’Atlantide de notre méditerranée indianocéanienne. On se défend de le pourfendre quand on songe qu’entre l’Inde et Madagascar, on passe par les Maldives, Male-Diva, les îles-des-Malais en route vers l’Ouest. De l’autre côté, dans le canal de Mozambique, au Nord-Ouest de Nosy-Be, gît le banc du Leven, à 100 mètres de profondeur, avant son plongeon vers la plaine abyssale...
Paradoxalement, sinon justement, que les Malgaches soient acculés «à la misère et à la lutte» (la révolte intellectuelle «Mitady ny very» intervient dans le contexte colonial) les pousserait, selon DamaNtsoha, «inéluctablement, sans qu’ils se rendissent compte, vers la libération intérieure, but dernier de la vie».
Nasolo-Valiavo Andriamihaja