Toile d’oubli

Quand l’essentiel de nos journées est occupé par une fuite devenue vitale dans le monde numérique, le monde matériel devient celui où l’on circule avec le statut d’étranger. Les réseaux sociaux sont maintenant, comme la terre l’était pour le géant Antée qui gagne en force quand ses pieds touchent le sol, la source inépuisable de vitalité à laquelle les vies sont dépendantes. Et une journée ordinaire doit comporter une plongée dans le monde virtuel nous métamorphosant en Narcisses subjugués par nos reflets virtuels.

Pour Kant, le rituel matinal consiste à se connecter avec le dynamisme du monde à travers la lecture du journal. Les débuts de journée du citoyen du monde actuel, ordinaire, sont marqués par une entrée dans l’univers formé par une toile, le web, par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Et dès l’aurore, on s’extirpe de la réalité matérielle. Et c’est ainsi que, comme une substance toxique qui tient le cerveau et la volonté à sa merci, la réalité virtuelle a accaparé nos neurones.

Si X, anciennement Twitter, existait déjà à l’époque de Socrate, aurait-il aussi créé un compte ou se serait-il éloigné de ce vacarme qui aurait été vu comme une version anarchique de l’Ágora où les ombres de la réalité, aux dépens de notre lucidité, comme dans la célèbre caverne de l’allégorie, se projettent dans nos smartphones ou ordinateurs ? Et ces ombres vont jusqu’à occulter l’authenticité de nos relations et se dressent entre nos sens pour nous déconnecter de la réalité qui se trouve ensevelie sous les ténèbres d’une éclipse permanente, son soleil étant bloqué par l’univers lunaire virtuel.

Le numérique est devenu une concrétisation du Léthé, le fleuve de l’enfer qui, selon la mythologie grecque, provoque l’oubli. Quand on se baigne dans les réseaux sociaux, on supprime les souvenirs de la matérialité. Et c’est ainsi que la toile est le summum de la technique qui, d’après le philosophe Martin Heidegger, cause un « oubli de l’Être ». Le réel matériel cède et la réalité virtuelle impose son triomphe.

Et naviguant dans cet océan du numérique, on est comme Ulysse captif des caprices des mers qui s’érigent comme de redoutables obstacles qui l’éloignent d’Ithaque, son royaume et sa patrie. On est aussi déconnecté de notre monde réel quand on s’abandonne dans les bruits et les fureurs des réseaux sociaux. Comme Ulysse qui a résisté aux chants des sirènes, on doit aussi apprendre à dompter les voix de la cacophonie numérique, et son pouvoir aliénant durant nos voyages virtuels.

Fenitra Ratefiarivony

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