La charrue avant les zébus, le suffrage universel avant l’éducation


Nous avons commis l’erreur de mettre le suffrage universel direct, supposé quintessence de la démocratie, avant l’éducation. 

Avant le mai 1972, avant les élections présidentielles de 1965 (sachant que Philibert Tsiranana n’avait pas été élu au suffrage universel en 1959, mais par un collège de 113 membres), avant le référendum de septembre 1958 sur la Constitution de la Ve République française auquel participèrent les électeurs malgaches : le suffrage universel direct n’était pas encore le totem de l’inaccessible démocratie qu’il est devenu depuis. 

Aujourd’hui, et cinquante ans de propagande populiste plus tard, oser simplement émettre quelque réserve à propos du suffrage universel direct passerait pour du dangereux fascisme. Si «censitaire» fait par trop discrimination de classe, même «capacitaire» risque de faire scandale alors qu’il s’agit moins de diplôme (éventuellement faux) que de culture générale et de sens critique. Ouvert à toute personne de 18 ans (comme si cet âge arbitraire, exigible aussi bien pour une carte d’identité qu’un permis de conduire ou une carte d’électeur, était une quelconque garantie de majorité intellectuelle), le suffrage universel est devenu un «acquis» social et politique. C’est ainsi qu’on peut se faire élire à 99% par le suffrage universel direct au mois de décembre et se faire chasser par la foule, le 13 mai suivant. 

Que l’Angleterre ait pu accoucher du parlementarisme (le Roi allemand s’en remettant au Chef de Cabinet autochtone), mais surtout en assurer la fortune universelle, me semble pouvoir s’expliquer par l’émergence d’une masse critique d’informés et d’éduqués, à la lecture des journaux The Times (1788), The Guardian (1821) ou The Daily Telegraph (1855), qui existent toujours de nos jours. Dans le sillage des New York Times (1851), Washington Post (1877), Correre della Sera (1878), Le Monde (1944), Frankfurter Allgemeine Zeitung (1949), El Pais (1976), une «certaine idée» est devenue la chose du monde la mieux partagée de la société occidentale, jusqu’aux récentes crises de l’abstention massive. 

À Madagascar, les premières vraies élections, à large audience et concurrentielles, datent de 1946. Cinquante ans seulement auparavant, nous étions encore sous une monarchie tenue par un Praiministra tout-puissant. Prirent ensuite le relais, Gallieni et ses successeurs Gouverneurs Généraux, tout aussi autocrates sous le couvert de la république. Cinquante ans après 1946, donc 1996, nous avions assisté au retour par les urnes - le suffrage universel direct - d’un Didier Ratsiraka conspué, maudit, excommunié par la Place du 13 mai 1991.

Entre 1996 et 1991, entre 1996 et 1946, entre 1946 et 1896, quelle éducation à la démocratie, au contenu démocratique (posture, attitude, réflexes), avions-nous pu mettre en place ? En cette année 2023, tandis que les indicateurs de l’éducation nationale confirment une catastrophe programmée, voilà déjà cinquante ans que nous pleurons la défunte éducation civique.  

*Ce texte reprend les idées que j’ai développées devant les étudiants de l’IEP Madagascar, lors du «Kafe Politika» de ce 3 novembre 2023. 

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