Le Dr Firoze Koytcha est à la tête de Médecins de l’océan Indien (MOI) depuis près de quatre décennies. Il a réalisé la plus grande mission humanitaire à Madagascar. Il nous partage son attachement à Madagascar, le crash aérien, le moment le plus tragique de sa vie, la plus importante rencontre qu’il a faite grâce à son association…
Dr Firoze Koytcha, pouvez-vous vous décrire en quelques phrases ?
Je m’appelle Firoze Koytcha. Je suis né à Sainte-Marie en janvier 1939. J’ai 85 ans. Je suis originaire de l’île Sainte-Marie. Toute ma scolarité secondaire, je l’ai faite à Madagascar, principalement à l’école des frères Saint Joseph à Toamasina, puis ensuite au lycée Gallieni de Tana, où j’ai passé mon baccalauréat.
On se souvient de vous comme l’un des survivants du crash aérien en 1996. Voudriez-vous nous raconter cette anecdote de votre vie ?
Effectivement, le 18 juillet 1995, nous revenions d’une mission sur Maintirano. C’était la 13e mission de l’histoire de l’association sanitaire Karàna, qui a été la première appellation de notre ONG. Ce crash a eu lieu à Ivato. Nous étions quarante passagers à bord du DC3. Trente-six sont décédés, dont une grande partie de l’équipe de la mission que j’avais dirigée à l’époque à Maintirano. Parmi ces passagers se trouvait, en particulier, mon frère, que j’avais emmené en tant que missionnaire à Maintirano, car il parlait mieux le malgache que moi. Il s’occupait en même temps de la logistique de la mission. Le drame du crash d’Ivato est la page la plus tragique de l’histoire de notre ONG. Aujourd’hui, je viens d’achever la 82e mission de notre association à Ambovombe, et la 69e mission sur le sol malgache. Qu’est-ce que cela a eu comme conséquence ? Cela a eu une conséquence dramatique. Parce que c’est quand même révoltant que des missionnaires partis soigner des malades soient morts. C’est pour moi un véritable non-sens. Je dirais même presque un scandale que des missionnaires soient amenés à sacrifier leur existence, leur vie, pour avoir donné des soins à des indigents. Donc, des sentiments de révolte après le crash. Mais cela a été l’exécution de la puissance divine, contre laquelle on ne peut rien faire en tant qu’être humain.
Cet accident a-t-il changé quelque chose en vous ?
Cela a été une sorte de gifle que j’ai reçue en plein visage. Mais au-delà du traumatisme provoqué par ce crash, il a été de mon devoir de poursuivre ces missions. Ne serait-ce qu’en souvenir de ceux qui sont morts. C’est un devoir de mémoire que de continuer à faire de l’humanitaire, malgré le choc que j’ai subi. J’ai repris le flambeau de l’humanitaire. Ceci s’est passé en 1995. Aujourd’hui, nous sommes en 2024. Cela fait donc 29 ans que le drame a eu lieu. Je suis heureux d’avoir pris cette décision car, au niveau de mon environnement familial et même professionnel, on m’avait dit que l’entreprise humanitaire n’était pas dépourvue de danger et qu’on m’avait conseillé d’y renoncer. J’ai gardé mon espoir et j’ai continué à faire la mission. Aujourd’hui que j’achève la 82e mission de l’histoire de notre ONG, j’éprouve une fierté, un soulagement énorme d’avoir poursuivi ces actions.
Médecins de l’océan Indien a près de quarante ans. Vous en êtes le président fondateur. Comment est née cette association humanitaire ?
Il y a eu en 84-85-86 des insurrections sur le territoire malgache qui ont entraîné pas mal de conséquences dramatiques sur la population indo-pakistanaise, dite Karàna, à Madagascar. Et nous, alors très confortablement installés à l’île de La Réunion, on s’est dit que l’image de marque des Karàna n’était peut-être pas positive au niveau de la population malgache. Pour essayer de remédier à cette image des Karàna, qui sont installés depuis plusieurs générations sur la Grande île, on a pensé à créer une association humanitaire axée sur le soin. C’est de cet événement politique qu’est née l’inspiration d’une association humanitaire, de notre ONG qui s’appelait donc à l’époque association sanitaire Karàna.
Soixante-neuf missions à Madagascar, en tout, plusieurs villes sillonnées et plusieurs dizaines de milliers de bénéficiaires. Y a-t-il une raison particulière d’avoir réalisé une grande majorité de vos missions humanitaires à Madagascar ?
Pas des dizaines de milliers de bénéficiaires, mais des centaines de milliers de bénéficiaires, car je pense que, selon les statistiques de nos patients faites pendant ces quatre-vingt-deux missions, nous totalisons sur la Grande île environ quatre cent mille malades. Et pourquoi avoir réalisé une grande majorité des missions à Madagascar ? Pour la bonne raison que je suis un zanatany. Je suis né à Sainte-Marie. C’est pour moi une dette envers mon pays natal d’axer le maximum de missions sur la Grande île.
Est-ce facile de mobiliser une grande équipe multidisciplinaire pour réaliser ces missions et, surtout, pour travailler dans des conditions pas simples ?
J’ai toujours estimé que dans chaque âme de médecin, il y a une fibre humanitaire. Il suffit de la titiller et se révèle, à ce moment-là, un humaniste inconditionnel, comme peut l’être un médecin. Donc, mobiliser des candidats pour les œuvres humanitaires, honnêtement, cela a été la chose la plus facile. Car actuellement, si je fais le compte total des missionnaires qui ont participé à nos missions, on doit être au-delà de deux mille missionnaires mobilisés pendant ces 35 ans.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ces missions humanitaires ? Avez-vous fait une ou des rencontres qui vous marqueront à vie ?
La mission qui m’a le plus marqué, bien entendu, c’est celle qui a été consécutive à la mission de Maintirano, lors de laquelle il y a eu le crash d’Ivato. C’est une page très marquante. Et parmi les personnes que j’ai rencontrées sur le long parcours de l’humanitaire, il y en a quelques-unes qui m’ont beaucoup ému, beaucoup secoué. Je ne peux pas m’empêcher de citer la relation particulière d’amitié et de coopération que j’ai avec Danil Ismaël, président du groupe SMTP.
Pourquoi vous êtes-vous décidé de vous arrêter à cette 82e mission ?
Cette question me fait sourire. Car je suis obligé de vous rappeler mon état civil. J’ai 85 ans. Je peux dire honnêtement, même si je ne suis pas encore sur un fauteuil roulant, que je n’ai plus les possibilités et l’énergie physique que j’avais auparavant. Donc, je pense que toute chose a une fin. Fitzgerald, un écrivain américain, disait cette phrase qui m’a toujours bouleversé : “Toutes les belles choses sur cette terre meurent inévitablement un jour ou l’autre de leur propre beauté.” Je pense que cela peut s’appliquer à moi.
Avez-vous des recommandations pour améliorer le système de santé à Madagascar ?
La seule chose que je peux dire au cours de cette carrière humanitaire, c’est que j’estime personnellement que le système de soins s’est amélioré depuis 1989, date de notre première mission, jusqu’à aujourd’hui, mai 2024. Le système de soins s’est amélioré. J’ai connu l’époque où les centres de santé de base étaient des cases en tôle, en bois, où l’infirmier était le seul personnel soignant du CSB à l’époque, et où les conditions étaient vétustes. Je me rappelle avoir été choqué au début de ce parcours humanitaire, de voir cet infirmier qui assurait tous les soins dans ce CSB, et d’être encore obligé de stériliser dans de l’eau bouillante contenue dans une casserole, des seringues à usage unique. Cela n’existe plus. Les CSB en bois et en tôle ont complètement disparu pour donner lieu à des établissements en dur où l’équipement médical est plus conséquent d’une part, et il n’y a plus qu’un seul infirmier au niveau des CSB. Il y a un médecin, une sage-femme et un infirmier. Ça, c’est le progrès que je peux témoigner. Donc, la santé s’améliore. Qu’elle soit très bonne, je n’oserais pas le dire. Mais ça suit un chemin vers le progrès, ça je peux le constater. Et même le niveau des équipes médicales soignantes à Madagascar a considérablement évolué dans le bon sens. Ce sont quelques réflexions que je me permettrai de faire car c’est un sujet qui ne m’appartient pas.
Miangaly Ralitera