Au port d’Antsiranana, la filière thonière, moteur économique pour des centaines de familles, traverse une période de turbulences. Ce secteur informel mais vital, autrefois symbole de solidarité, est aujourd’hui marqué par les rivalités internes, les monopoles et les revendications sociales.
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| Des gens affluent tous les jours au marché du thon du port. |
La pêche au thon dans l’océan Indien fait vivre depuis des années de nombreux habitants d’Antsiranana et des districts, voire des régions environnantes. À chaque campagne, le retour des navires thoniers approvisionnant l’entreprise Pêche et Froid de l’Océan Indien (PFOI) transforme le port en un centre économique dynamique, source de revenus pour les dockers, les manutentionnaires, les commerçants et restaurateurs de toutes catégories...
Les poissons non conformes aux normes d’exportation, appelés « rejets », sont devenus une véritable manne économique et constituent un filet de sécurité alimentaire et économique pour les populations antsiranaises. Ainsi, ces poissons « mal aimés », blessés suite aux captures, font vivre des milliers de Malgaches à Antsiranana, d’une part grâce à leur prix à la portée des plus petites bourses, et d’autre part à cause de leur chair très prisée renfermant des valeurs nutritives. Leur revente alimente un commerce florissant surnommé « or salé », en référence à leur valeur marchande.
Le marché informel du « laoko thon » prospère, offrant aux consommateurs une source de protéines à prix abordable. Même les ménages à revenus moyens et les cadres viennent y acheter du thon, attirés par son goût et sa diversité : albacore, sardine de large, rayure, angôtra, etc.
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| Les bateaux thoniers font vivre la Secren lors du carénage périodique. |
Dockers, stars
Par la force des choses, les armateurs embauchent de la main-d’œuvre locale chargée des tâches qui exigent une certaine pratique à bord des thoniers qui font escale au port d’Antsiranana : garde-coupée, sécurité, nettoyage du bateau, entre autres.
Ces journaliers, embauchés le temps de la présence des thoniers au port, avec l’autorisation des responsables des cuves, s’octroient le privilège, en fin de journée, de ramasser le maximum de poissons non commercialisés, et ce gratuitement. Les dockers recrutés pouvaient vendre leurs prises à la population, créant un marché populaire très fréquenté. Pas de dockers, pas de poissons de rejet.
De là, la belle histoire des poissons « mal aimés » commence. Ces poissons non commercialisés ne doivent pas sortir du port sans l’accord commun entre les dockers, la compagnie de manutention et le propriétaire du bateau pêcheur.
Autrefois libre, la vente de ces poissons s’effectuait directement à la sortie du port. À Bazarikely, le prix de la viande et des produits alimentaires chutait à l’arrivée du thon, rendant cette denrée accessible à toutes les couches sociales.
Face à l’ampleur du commerce, les dockers se sont regroupés en associations pour organiser la vente et la répartition des cargaisons. Ces groupements, reconnus par les autorités, ont permis de réduire le chômage et d’assurer une gestion collective des revenus. Cependant, cette organisation a rapidement été minée par des conflits internes : rivalités de leadership, adhésions multiples, luttes d’influence et tentatives de monopole.
| L'arrivée des thoniers crée des emplois pour les dockers malgaches. |
Nouvelle crise
En 2020, la création de la Coordination des Manœuvres dans le Port de Diego (CMPDS), structure officielle née en pleine crise sanitaire, visait à rétablir l’ordre et à uniformiser les pratiques. Cependant, cinq ans après sa création, une nouvelle crise éclate. Des dockers non membres de la structure exigent sa dissolution et la refonte complète du système de gestion du port. Ils dénoncent la répartition jugée inégale des bénéfices.
L’organisation du secteur n’a pas empêché l’apparition de nouveaux acteurs puissants : des sociétés de manutention et de transit, parmi lesquelles Bolloré et Auximad, qui ont instauré un contrôle quasi total sur la collecte du thon. Selon les explications, ces organisations achètent directement les poissons « hors norme » aux navires et fixent les prix de revente selon leur convenance. Elles ont instauré un quasi-monopole sur la collecte et la revente du thon, devenant de véritables grossistes fixant librement leurs prix. Une caisse d’environ une tonne se négocie aujourd’hui entre 4 à 6 millions d’ariary.
Selon les dockers manifestants, certaines personnes profiteraient de la situation pour s’enrichir illicitement. Ils rappellent qu’un accord avait pourtant été conclu stipulant que les poissons non commercialisés ne peuvent quitter le port qu’avec l’accord conjoint des dockers, de la société de manutention et du propriétaire du navire.
La situation reste donc tendue autour de la gestion du thon au port d’Antsiranana, où un conflit ouvert oppose depuis quelques semaines les dockers regroupés au sein de différentes associations, les informels et des entités privées qui monopolisent le secteur.
Face à cette situation, une frange de dockers non affiliés au CMPDS revendique désormais la dissolution de la structure, jugée inéquitable. Ces travailleurs contestent la répartition des bénéfices : 60 % pour les dockers de la compagnie CMDM, 40 % pour le CMPDS, et des parts attribuées à divers services opérant au port, comme la douane, la gendarmerie, l’APMF, la surveillance de pêche, ainsi qu’à des partenaires étrangers des armateurs.
Certains groupements dénoncent également ce qu’ils qualifient de « favoritisme » dans l’attribution des contrats de travail et des missions de déchargement. Lors d’un récent meeting tenu à la place du 13 Mai, la semaine dernière, ils ont accusé les responsables portuaires et quelques dirigeants syndicaux d’imposer un système inéquitable, marginalisant une partie des travailleurs au profit d’un petit groupe bénéficiant de privilèges.
Pourquoi ceux qui ne peinent même pas au travail sont-ils ceux qui bénéficient d’avantages excessifs dans ce secteur, bien plus que nous qui travaillons jour et nuit sans repos ?
Et en plus, ils accaparent d’une manière injuste un domaine qui devrait pourtant permettre aux petits travailleurs de vivre », a exprimé le porte-parole des dockers manifestants.
Face à la montée des tensions, les autorités locales, conduites par le vice-président de l’Assemblée nationale Ibrahim Charles, tentent actuellement une médiation afin de désamorcer le conflit et de renouer avec le dialogue pour éviter de paralyser les activités. Toutefois, la méfiance entre les différentes associations de dockers demeure profonde. Beaucoup appellent à une refonte complète du système de gestion du travail portuaire, dans un esprit de transparence et de justice sociale.
Mais en toile de fond, c’est toute la question de la souveraineté sur les ressources marines et de la durabilité de la pêche qui refait surface. Si aucune solution concertée n’est trouvée rapidement, la crise autour de la gestion du thon risque de compromettre non seulement les intérêts économiques locaux, mais aussi la stabilité sociale des communautés côtières.
Le commerce du thon, longtemps perçu comme un secteur de survie, est désormais au cœur d’enjeux économiques et politiques majeurs à Antsiranana. Entre les tensions sociales, les monopoles privés et l’absence de cadre clair, la filière thonière symbolise les contradictions d’une économie portuaire à la fois informelle, lucrative et fragile.
Une réforme transparente et concertée apparaît indispensable pour que cet « or salé » profite équitablement à ceux qui en vivent au quotidien.
Raheriniaina

