C’est comme ces vieux panneaux de signalisation, «Attention, un train en cache un autre», que, pour ma part, je voyais régulièrement aux deux passages d’Ankadimbahoaka. Mais, ça, c’était avant. Comme la mort de Manandafy Rakotonirina, il y a quatre ans. Comme mai 1972, il y a cinquante et un ans. Mai 1972, dont j’avais longtemps déparlé, m’attirant les reproches de ceux qui «ont fait 72». Peut-être qu’un jour, on parlerait de ce mouvement de 2023 avec la même sympathie.
Manandafy Rakotonirina inculpé pour «atteinte à la surêté de l’État» : c’était le 11 septembre 1976, après les évènements qui ont culminé dans l’incendie du palais d’Andafiavaratra. Un temps dissout, son parti MFM se verra d’abord interdit d’accès au FNDR (Front National pour la Défense de la Révolution) par le MONIMA : ce dernier divorçant avec le pouvoir, en juin 1977, «il n’y a plus de raison que le MFM soit écarté», déclara le président Ratsiraka le 4 août 1977. Manandafy Rakotonirina avait été amnistié en décembre 1976, mais restait un allié turbulent qui avait encore appelé à l’abstention aux législatives de juin 1977.
Issu d’une première scission du MONIMA, le MFM n’en avait pas fini de «chasser-croiser» avec ses amis d’hier. Dans une interview accordée à L’Express de Madagascar (13 mai 2004), Manandafy
défendait la régionalisation : «Ce projet de 28 régions a été le fruit d’une discussion politique à l’assemblée nationale (durant la législature de 1993). Celui relatif aux 22 régions est le fruit d’une réflexion de techniciens qui connaissent très bien le monde rural. À mon avis, les deux peuvent servir de base au développement régional (...) Ce passage des six Faritany aux Régions nécessite l’approbation et l’adhésion de la population, et par conséquent, une transition (pour) effacer les vieux réflexes provinciaux».
Quelques jours plus tard, le 17 mai, le secrétaire général du MONIMA, Gabriel Rabearimanana, lui répondait : «Une moyenne de 600.000 habitants pour une région ne forme pas de seuil minimum en terme de dimension territoriale. (Il faut) un million d’habitants pour former une masse critique pour exercer les pouvoirs délégués par le pouvoir central (donc) une entité plus grande sur la base de 10 régions pour servir de contre-pouvoir à la capitale nationale».
La thèse, son antithèse : qui opérera la synthèse en 2019 ?
La seule fois où j’ai eu l’occasion de vraiment discuter avec Manandafy, à son domicile d’Ampefiloha, j’avais objecté ma crainte d’une balkanisation organisée de l’Imerina historique. Avec son sourire carnassier, il s’esclaffa : «Fa misy firy indray ny Merina, ry VANF a !».
Quelques années plus tard, sur le même thème ethnique, nous nous retrouvâmes côte-à-côte lors d’une table ronde organisée par Paris 7. Quand un prince sakalava m’interpella nommément, Manandafy me provoqua à lui répondre («Valio izany»), mais je savais que sur le sujet du moment, ce pasteur de son état avait raison.
Le témoignage d’un ancien du MFM, Donat Andriamahefamparany, m’a appris l’existence d’une école de pensée, «Sekolim-piheverana». Voilà qui explique pourquoi les «Rouges experts» pensent et s’expriment de manière aussi structurée. D’ailleurs, depuis la disparition progressive des formations des années 1970s-1980s, quel parti politique malgache inculque encore à ses membres la logique, l’esthétique, la critique, la dialectique et la rhétorique ?
Solofo Randrianja, universitaire, rappelle que Ingahindriana Germain Rakotonirainy (l’ancien numéro 2 du MFM est enseveli au sommet d’Ambohidrapeto) s’est fait élire comme député du MFM «par un type particulier d’électorat tananarivien» et que «pour les Tananariviens un peu ouverts, le MFM a aussi permis à une certaine couche de la population de s’exprimer...d’où peut-être une certaine peur...dans une société très cloisonnée...».
Ceux qui ont fait mai 1972 protestent de l’image péjorative qu’on en donne : la «mère des révolutions» semblant être jugée par les déviances de ses lointains avatars de 1991, 2002 et 2009. Solofo Randrianja raconte : «Le madinika est aussi une référence biblique, mais pour Tana, c’était cantonné à l’ambany-tanàna. La plupart des jeunes qui étaient dans le MFM, dans ces années 1970s, étaient des scouts, des chrétiens qui se posaient des questions sur la nature de leur société et le discours ambiant plein d’hypocrisie. 1972 a permis de décloisonner un peu les sociétés malgaches, et même Tana. J’avais seize ans, j’étais à Saint-Michel (le Collège des Jésuites) et c’était la première fois que je rencontrais des lycéens ou de jeunes prostituées. On allait dans les villages alentour avec Germain, découvrir comment vivaient les jeunes paysans, et vice-versa. On leur donnait des cartables et des cahiers pour les encourager à étudier. C’était ça, mon 72. C’était ça, notre malgachisation».
Situer «1972» dans l’air de ce temps : parce que le mai 1968, dont la jeunesse malgache allait entendre des échos préférentiels, avait un «père spirituel» allemand, Theodor Adorno (1903-1968), auquel la contestation estudiantine, celle des jeunes allemands de Francfort, allait dévoiler ses propres «contradictions internes» quand il fit appel à la police pour les chasser de l’Institut dont il était le directeur. Aux États-Unis, le même Adorno avait dénoncé la «musique populaire», devenue marchandise sans rapport avec la culture, mais à Madagascar, 1972 et les années d’après allaient révéler une musique différente dont la renommée demeure d’actualité. Et le MFM aurait su capter tout ça, même brièvement.
Créé le 27 décembre 1972, situé d’emblée à la gauche de la gauche, et d’ailleurs reconnu «organisation révolutionnaire», en septembre 1977, le MFM s’éloignera toujours davantage de sa case d’extrême-gauche, le «Mitolona ho an’ny Fanjakan’ny Madinika» devenant «Mitolona ho an’ny Fandrosoan’i Madagasikara» en 1989, pour siéger confortablement, depuis 1994, au sein de l’Internationale libérale.
La mort de Manandafy Rakotonirina, son fondateur, doit permettre de mieux situer «1972» qu’on l’a toujours fait jusqu’ici. Je sens une révolution culturelle inachevée, totalement dévoyée par les années qui allaient suivre, et dont les acteurs de l’époque témoignent encore avec une fierté amère : «On l’a fait, après on a zappé».
Nasolo-Valiavo Andriamihaja